Les Chroniques Réinfocovid

Retrouver nos fondations : une nécessaire prise de conscience pour espérer changer notre monde (Partie 1 sur 2)

Notre société a perdu ses repères, s’accroche à des chimères, des artifices, à l’Avoir et au “Faire sans conscience” sans parvenir à retrouver le chemin de l’Être. La crise actuelle ne fait que révéler, accentuer, ce qui était déjà présent, plus ou moins visible selon le niveau de conscience de chacun. On parle souvent de « changer le monde », mais ce changement implique nécessairement une transformation intérieure de chacun. Cependant, comment espérer un changement de l’Homme si celui-ci n’a pas déjà repris contact avec son intériorité et ses besoins fondamentaux, lesquels ont souvent été niés de par le passé, dans sa prime enfance notamment, ce qui rend la rencontre avec soi souvent conflictuelle et angoissante ? Comment espérer un changement durable si ces blessures du passé n’ont pas été mises en lumière et qu’aucun sens ne leur a été donné, afin que cesse le cycle des transmissions psychiques personnelles ou transgénérationnelles, qui enferment un être humain, une famille, une société, dans une compulsion de répétition d’émotions et de comportements délétères ? Comment espérer que les nouvelles générations fassent mieux que nous, si nous perpétuons les traumatismes qui nous ont - du moins en partie - conduit là où nous en sommes ? Si nous n’accueillons pas dignement les petits d’Homme dès leur naissance, comment pourront-ils construire des bases intérieures suffisamment solides pour être à même de conduire les changements nécessaires dans notre monde ? Comment pourront-ils donner à leurs semblables et aux autres êtres vivants ce qu’ils n’ont pas reçu et dont ils ont été privés ?

 

Quel rapport entre les conditions de naissance d’un enfant et les capacités d’une société à changer le monde en temps de crise ? L’accueil du nouveau-né est un sujet rarement abordé, hormis par certains obstétriciens et par le milieu militant de la naissance respectée et du maternage proximal. Rares sont les ponts jetés entre ce domaine plutôt confidentiel et des champs disciplinaires plus larges tels que la philosophie, la sociologie, la psychopathologie, l’écologie, la permaculture, la spiritualité.

Dans notre société occidentale notamment, l’enfant d’âge préverbal, notamment le nourrisson, est réifié, souvent inconsciemment. Les tracas du nourrisson sont associés à de simples soucis fonctionnels, physiologiques, des problèmes « de plomberie » en quelque sorte souvent. Ses émotions sont souvent niées : « ce n’est rien » est une phrase qui revient régulièrement lorsqu’on s’adresse à un bébé. Parfois, c’est le fait qu’il ne se souviendra pas ultérieurement d’un événement qui nous fait nier la gravité dudit événement. Ainsi, depuis nos yeux d’adultes, une semaine de séparation d’un nourrisson d’avec ses parents lors d’un séjour à l’hôpital, ou de vacances prises sans lui, paraît bien peu de choses, mais imagine-t-on une seule seconde ce que cela représente pour lui qui n’a pas la même notion du temps que nous et qui ne sait pas si ses parents vont revenir ? Comment cela s’ancre-t-il dans sa mémoire inconsciente ? Il y a encore quelques petites décennies, on opérait les bébés sans les anesthésier (cf. Sciences et Avenir, avril 2016) et cela n'émouvait pas grand monde, vu qu’après tout, ils ne s’en souviendraient pas plus tard, pensait-on... Comment peut-on rester insensible à une telle violence ? Un nourrisson est-il juste un adulte en potentiel, qui ne compte que pour ce qu’il deviendra un jour ? Ou n’est-il pas déjà un être humain digne de notre respect ? On continue de dire que « tout s’est très bien passé », lorsqu’on a provoqué un accouchement avec injection d’ocytocine synthétique, qu’on a dû sortir l’enfant aux forceps puis lui introduire une sonde dans la bouche, comme premier objet qui pénètre dans son tube digestif, et qu’on l’a séparé de sa mère pour divers examens les premières heures. Qu’a ressenti le bébé lors de son arrivée parmi nous ? Quel impact cette brutale entrée dans le monde ex utero va-t-elle avoir sur les fondations de son psychisme et sur son parcours de vie ? Et qu’en est-il désormais de ce premier contact avec le visage masqué de sa mère, dont il ne perçoit plus le sourire ?

 

Dans les années 1970, le Dr Frédéric Leboyer, et parallèlement le Dr Michel Odent, ont posé ces questions et ont entamé une révolution de l’accouchement et de l’accueil des nouveau-nés. Par l’observation attentive des nouveau-nés et l’étude de la physiologie de la naissance, ils ont mis en lumière les conséquences du non-respect de la physiologie de la mère et du bébé lors des accouchements, tels qu’ils sont pratiqués la plupart du temps. Ils ont notamment montré la souffrance vécue par le bébé lors de nombreuses interventions obstétricales. Ces pionniers ont ouvert la voie à une nouvelle manière d’envisager l’obstétrique mais aussi à une nouvelle branche de la psychologie, qui s’intéresse désormais aux nouveau-nés mais aussi aux fœtus, les neurosciences s’étant aussi emparées de ce nouveau champ de recherche. De nombreux champs disciplinaires s’accordent pour affirmer que les premières sensations, les premières émotions, les premières interactions de la vie s’impriment durablement, et d’autant plus qu’il s’agit de moments dont on ne se souvient pas consciemment mais qui dessinent les contours et les fondements de notre psychisme futur.

 

Mettons-nous quelques minutes à la place de ce bébé, qui ne connaît de son environnement que la douce matrice maternelle, pour qui l’univers ex utero n’est qu’un inconnu, même pas envisageable. A un moment, physiologiquement et psychiquement, il est prêt pour cette grande étape qu’est la naissance, pour ce saut dans l’inconnu. C’est le premier acte de sa vie, peut-être même l’acte fondateur de sa vie, dans le sens où ce serait lui qui, peut-être, servirait de fondations, de motif, à ses actes futurs. Et pour des raisons de praticité, de rationalisation des naissances, de gestion d’un planning hospitalier, imaginons qu’on lui impose de naître quelques jours plus tôt, à un moment où il n’est pas encore prêt à affronter le monde, en le brusquant, en le bousculant, par des injections d’ocytocine qui provoquent des contractions telles qu’il est expulsé manu militari du ventre maternel. On lui vole alors son premier acte d’être humain, on le dépossède de son entrée dans la communauté des hommes. Quelles fondations donne-t-on à son être en gestation psychique ? Accueillera-t-il plus tard la nouveauté avec calme et optimisme, ou au contraire s’arc-boutera-t-il de tout son être pour refuser ce qu’il vivra intérieurement comme une répétition du traumatisme initial ? Aura-t-il confiance en ses semblables et en la vie ou pensera-t-il qu’on n’est jamais à l’abri d’une trahison, d’une catastrophe, d’un effondrement ? Comment réagira-t-il face au stress ? Se laissera-t-il mener par les autres sans jamais prendre de décision, ayant intégré cette fatalité, ou gaspillera-t-il toute sa vie son énergie à se rebeller, afin de montrer au monde et à lui-même que c’est enfin lui qui conduit sa vie comme bon lui semble, mais sans être en capacité de laisser sa place à l’Autre et d’écouter ses conseils ? Que dire également des traumatismes d’abandon générés par une séparation précoce, quelle qu’en soit la cause… même si cette cause n’est pas vécue par la communauté des adultes comme un véritable abandon. Que vivra-t-il tout seul, ce bébé prématuré, dans la nurserie, loin de ses seuls repères ?

 

Dans une civilisation obsédée par la rationalité et la rentabilité, on est en droit de se demander dans quelle mesure des choix qui maximisent l’organisation et la rentabilité à court terme, tels que la planification du travail de la parturiente et des naissances dans les maternités, ne sont pas au contraire contre-productifs à long terme, quand bien même on regarde la situation avec le même prisme, c’est-à-dire en termes de rentabilité et de coûts. Combien de troubles de l’apprentissage découlent-ils des naissances traumatiques (des liens ont été établis dans les travaux de Marie-Claude Maisonneuve entre la perturbation de réflexes néonataux avec des dyspraxies de l’enfant et de l’adolescent, par exemple), avec les coûts associés : séances d’orthophoniste, financement d’AVS à l’école, risques de difficultés scolaires, donc à terme de moins bonne insertion professionnelle, d’où périodes de chômage potentiellement plus longues sur l’ensemble de la carrière ? Combien de dépressions de l’adolescent et de l’adulte sont-elles à mettre en rapport avec des vécus abandonniques précoces, générant parfois toute une vie marquée par les addictions diverses, l’auto-sabotage, les arrêts de travail, les conduites à risque, la consommation de psychotropes ? Que de coûts potentiellement générés par des actes apparemment anodins ! Et encore, on parle de coûts financiers, car on choisit de rester dans la logique de ceux qui ont organisé ces “maltraitances” involontaires. Mais si l’on se place du côté de la personne humaine, de ses émotions, de sa vision du monde, quelles sont les conséquences ? Quel cap ces premiers moments impriment-ils à la vie du nouveau-né ? Dans quelles prisons intérieures vont-ils l’enfermer ? Quelle énergie va-t-il devoir dépenser au cours de sa vie pour s’extraire de ces carcans, alors qu’il aurait pu tout simplement « déployer ses ailes » et avancer sereinement dans la vie sans que toutes ces résistances ne lui aient été rajoutées ?

 

Rien n’est perdu pour toutes celles et ceux qui ont subi ces traumatismes. Aussi difficile que cela puisse être pour certains, le fait d’y mettre du sens et l’accompagnement bienveillant des patients par un thérapeute formé à ces traumas précoces permet généralement de s’extraire de ces enfermements. Mais que d’énergie perdue ! Ne serait-il pas urgent de faire en sorte que les bébés d’aujourd’hui et de demain puissent être accueillis plus dignement et avec davantage d’égards et de bienveillance ?

 

Quelles sont les conséquences sociétales de ces traumatismes originels mais aussi de toutes les brimades, moqueries, négligences, subies plus tard dans l’enfance ? N’est-ce pas encore plus difficile de prendre le risque de changer collectivement de modèle économique et sociétal lorsque l’inconnu est vu comme un risque mortel, que l’on a l’impression qu’une catastrophe nous menace, que l’on risquerait de perdre les certitudes et les ersatz de fondations que l’on a tenté tant bien que mal de se construire, individuellement et par ricochet, collectivement ? Nos traumatismes font souvent le lit de nos résistances au changement. Comment garder le cap d’une espérance lucide dans les difficultés auxquelles la planète et l’humanité font face quand les seules certitudes les plus ancrées au fond de soi sont que rien n’a de consistance, que rien n’est contenant et que l’amour est voué à être trahi ? On parle beaucoup de changer le monde mais rien n’est plus urgent, pour effectivement le changer, que de panser les plaies primales de l’âme humaine.

  1. Clément (Rhône-Alpes)
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