Bon, se repérer avant tout. Mélanger instinct et carte, ce qui n’est pas mon fort en matière de géographie. Il fait très beau, un soleil éclatant réverbéré par une neige immaculée par endroits, et la surprise des canaux et des bords de mers gelés, couverts d’une poudreuse blanche ou fissurés en énormes cristaux de glace. La mer étincelle de « glaçons » qui répercutent la lumière dans toutes les directions. Comment résister à l’envie de tout photographier, sortir l’appareil cela veut dire extraire ses doigts du cocon protecteur des moufles anti-ergonomiques et avoir les mains gelées dans la minute qui suit. Aïe, ah oui c’est vrai, à 9heures il fait -14°C, et dans la journée -10°C. Encore une pratique très incertaine de la marche sur ces 20 à 40 centimètres de neige, qui transforment les trottoirs en une surface très irrégulière et souvent glissante. Les premiers jours, les chevilles très sollicitées vont récolter de belles irritations dues au frottement nouveau contre la partie montante de la chaussure et contre l’épaisse chaussette qui entoure la peau. Mais la pratique rentre au fil des jours, ma peau se tanne, mon équilibre s’habitue et je marche à la nordique (aussi vite que mes petites jambes le permettent, n’ayant pas la stature de mes lointains cousins d’ici. Bon sang le nom de ma mère, c’est BORG tout de même !
Mes pas me guident vers le Stadshuset, l’hôtel de ville, de style néo-médiéval nordique franchement réussi. Ce vendredi matin, le site est quasi désert, je rentre par la porte majestueuse en bois noir, sertie de grosses ferrures, et tombe sur cette cour carrée ouverte par une galerie d’arcades massives donnant sur la mer, ou ce que les Suédois appellent le Lac Mälar. Le soleil en face découpe des projections spectaculaires sur le sol à travers chaque arcature. La cour intérieure est de proportions fascinantes, les murs de briques rouges sont très hauts, dans l’ombre, des ouvriers perchés au sommet brossent les toits et font tomber des cascades de neige. Bon, ça y est, je suis amoureuse de cet endroit de Stockholm. Je traverse les arcades, suis hypnotisée par leur rythme, la manière dont elles séquencent l’espace et la lumière. Je marche perpendiculairement en direction de l’eau de glace qui scintille. Les arcades sont bordées par un jardin qui au bout de quelques mètres s’arrête devant quelques marches plongeant dans la mer. Deux statues encadrent cette ouverture. L’ensemble est silencieux, une ou deux personnes passent là… Des bateaux pétrifiés sur la glace. Beaucoup sont habités et s’allument la nuit.
Je découvre le dédale d’îles et de ponts, et retrouve une vie ordinaire, peuplée de visages et de sourires au milieu d’une architecture magnifique. Dans chaque magasin, des vendeuses ou des vendeurs non masqués, des clients au visage visible, aucun pictogramme traumatisant avec cette face à muselière sur aucune vitrine, sur aucune porte. Seul le nombre maximum de personnes est spécifié à l’entrée. Des marques au sol rappellent de garder une certaine distance. Il n’y a même pas de vitre en plexiglas aux comptoirs. Dans le métro, cinq pour cent des personnes portent un masque en moyenne, un peu plus aux heures de pointe, jusqu’à trente pour cent je dirais à ce moment. TACK, en suédois, c’est « merci ». Ce mot est répété ou écrit partout : Merci de garder vos distances, merci de porter un masque aux heures de pointe en semaine, ou en cas d’affluence.
MERCI aux gouvernants de ce pays de laisser vivre son peuple, de le laisser respirer, montrer son visage, et de ne pas maltraiter ses enfants.
Au fur et à mesure que je découvre cette ville et comprends mieux son organisation foisonnante de ponts et d’îles, je réalise qu’en hiver, l’orientation du soleil est essentielle, car son apparition reste courte par rapport à nos latitudes. Et les températures montent ou donnent l’illusion de grimper vers midi. Je croise beaucoup de gens savourant la lumière assis sur des bancs, dégustant un thé, un café à emporter ou une boisson chaude sortie du thermos, l’accessoire indispensable ici. De jeunes mamans qui passeront bien une bonne demi-heure à papoter autour de leurs poussettes, équipées de gobelets laissant s’échapper une belle fumée, les compartiments de ce modèle unique de poussette ultra design, étant prévu davantage pour le thermos et les gobelets que le biberon, objet inutile dans ces pays où l’allaitement maternel est majoritaire. Mes promenades s’organisent en fonction de la course du soleil, qui brillera pendant deux semaines consécutives pour mon plus grand bonheur. Et ma préférence se porte sur les quais, que j’arpente sur des kilomètres aux meilleures heures, avec une préférence pour Norr Mâlarstrand la nuit, quai bordé de tous ces jolis vieux rafiots de bois, habités, qui ont gardé leur pavois d’illuminations de Noël, et qui diffusent des petites lumières chaleureuses du fond de leur habitacle. Un monde au repos, les bateaux sont bloqués par la glace, les berges sont emmitouflées de neige. Beaucoup de grandes femmes seules promènent leur chien au milieu de la nuit. En toute quiétude. Tout comme moi qui absorbe à grandes goulées, cet air vif. Mes pas me ramènent inévitablement vers la cour intérieure de Stadshuset, lorsque les chutes de stalactites de glace n’en condamnent pas l’accès.
Combien de fois je me retrouve la nuit au milieu de cette grande cour sombre, seule. Les murailles noires du palais se hissent vers le ciel, les arcades ouvertes vers la mer trouent l’obscurité en repères lumineux réguliers. Sur les trois autres faces, c’est la nuit profonde. Comme beaucoup de cours intérieures en ville, tout bruit extérieur est complètement éteint. Je ressens une paix incroyable ici, des lignes de force énergétique très anciennes, que l’architecte du bâtiment a su magnifier. Il faut faire un violent effort pour s’arracher à ce lieu, souvent l’arrivée d’un ou d’une passante brise la magie de cette solitude mystérieuse, et me fait consentir à rejoindre la chaleur de mon logement.