« A travers les carreaux de sa fenêtre, il observe les allées et venues des gens. Son regard lointain est encore imprégné des images de la télé et dans sa tête résonne la voix des intervenants du journal télévisé. La situation est gravissime. Des virus, des variants, pleuvent sur la ville, sur le pays, à cause d’imbéciles qui ne respectent pas les consignes. Son cœur se soulève et sa bouche s’emplit du gout amer de la haine à l’encontre de ces crétins qui par pur égoïsme sèment le danger et la mort. Sueur froide. La mort, il la sent, dans son dos. Ce matin encore, alors qu’il promenait son chien à 6 heures du matin sur la place de l’Esplanade déserte, il a croisé un de ces malfaiteurs, criminels, sans masque. Sa gorge s’est serrée. Les yeux exorbités, il a vainement cherché l’air qui lui manquait, à travers son masque de papier. Il a fouillé sa poche pour trouver son smartphone, mais il était déjà trop tard pour faire une photo. L’individu avait disparu. Comme tous les traitres de son espèce, il doit longer les murs, et disparaitre le jour venu. Comme un rat. Comme un cafard.
Ce n’est pourtant pas compliqué de respecter les règles, marmonne-t-il. Demain, il ira se faire tester.
Les jambes en coton, il abandonne son affût, et se dirige vers son ordinateur. Abonné à plusieurs journaux, il fait le tour des infos. On n’y parle que d’aggravation de la situation, de drame mondial. On n’espère pas de retour à la normale avant longtemps. Les larmes lui montent aux yeux. Il doit faire quelque chose. Traquer les malades mentaux qui propagent la maladie, la mort. A commencer par le concierge qui sort ses poubelles sans masque. Il cherche le numéro de téléphone du poste de police et le rentre dans ses contacts. Il sourit. Quel soulagement ! Finalement, être un héros n’est pas si compliqué. Dans la foulée, il ouvre un fichier Word où il notera tous ses exploits. Peut-être un jour, il osera le proposer à un éditeur. Ses petits-enfants seront fiers de lui. Il aura sauvé la France. »
Parfois on pourrait penser que nous ne sommes pas en guerre contre un virus, mais contre nous-mêmes, citoyens. Dressés les uns contre les autres. Les gendarmes et les policiers sont submergés d'appels de délateurs. Lorsqu’il s’agit de dénoncer la violence ordinaire, il faut bien le reconnaitre : il y a bien moins de monde qui se bouscule au portillon. Or, tous ces délateurs, si nombreux, si attentifs à la santé publique, n'agissent que dans leur propre intérêt, par instinct de survie. Et parce que ça leur permet d’évacuer ce trop-plein de haine et de frustration dans un monde devenu froid, si peu romanesque.
Mais tous autant que nous sommes avons contracté une addiction à l’information anxiogène. Car elle nous permet de nous sentir encore vivants. Tout comme les nombreux intervenants sur les plateaux de télé y déblatèrent n’importe quoi, nous cherchons tous à combler ce vide qu’a creusé cette crise qui s’éternise. Notre vie, nous l’avons enfermée dans le rectangle d’un écran plat, froid, sans âme. Nos vaines tentatives de tisser un lien virtuel nous épuisent et agissent comme un éteignoir sur la frêle flamme de l’espoir. Etant un être grégaire, l’humain ne peut se sentir rassuré que s’il vit au sein d’un groupe.
Or aujourd’hui même le groupe familial est menacé d’explosion.
Il est temps de se tourner vers le terrain, vers le concret, vers le palpable. Il est temps de prendre en main notre destin. Vraiment. Ces mains qui touchent, qui façonnent, qui enlacent, ne doivent plus servir qu’à taper sur un clavier. Or, nous avons tous des difficultés à renouer avec la réalité car celle-ci nous est présentée comme dangereuse, voire mortelle.
Même si par le biais de nos recherches et réflexions, nous avons compris que cette réalité-là est toute aussi chimérique, la peur a pris le contrôle de nos cerveaux. Nous devons nous réadapter, exactement comme des convalescents.
Tisser ces nouveaux liens va prendre du temps mais cela n’a pas d’importance. Chaque jour un petit pas vers l’autre et le négatif devient positif. Nous avons la chance de vivre cette période car depuis longtemps nous marchions avec des œillères et nous allions droit dans le mur. Un autre monde se prépare, tout en nuance, en harmonie. Beaucoup d'opportunités s'offrent à nous. Entre décroissance et croissance, il y a la troisième voie, celle du bon sens.
Durant des milliards d’années, la nature a commis d’innombrables erreurs, mais jamais elle n’a cessé d’innover, d’avancer, de se tromper, jusqu’à parvenir à cet équilibre qui nous a permis d’exister.
Notre passage sur terre est éphémère, profitons-en. N’ayons pas honte de nos erreurs, elles sont autant d’expériences qui nous aident à évoluer, à comprendre, à rebondir. L’arbre s’occupe de son environnement parce qu’il sait pertinemment que s’il le néglige, c’est lui qui va en pâtir.
C’est ça, l’équilibre.
Ce vivre ensemble est nécessaire, indispensable. Nous avons besoin les uns des autres, tout comme les fibres du chanvre que l'on tresse pour former un lien, une corde solide.