Témoignage de :

Barbe-Bleue de retour !

6 décembre 2021

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Alors que j’effectuais ma marche quotidienne, dans une allure plutôt tonique, voire sportive, toutes voiles dehors, je fus traversé d’une vision. Il m’était montré le grand roi Barbe-Bleue, se promenant parmi tous les gens que je croisais, son sourire narquois pour ne pas dire sadique au coin des lèvres. Il observait tous ces gens masqués et se félicitait d’être ainsi cloné. Ce n’était plus le vilain Barbe-Bleue solitaire, c’était des millions de gens, engoncés d’une barbe bleue, puante et fumante, un bouillon de culture qui dégoulinait en bave visqueuse. Un infect conglomérat grouillant de petites bestioles. C’était un spectacle dantesque, d’un côté la beauté de tous ces tissus couleur bleue et de l’autre, ce liquide verdâtre et visqueux paressant jusqu’au sol. Et Barbe-Bleue continuait de ricaner. Dans les couloirs de son purgatoire, il avait sa revanche, tout au moins il croyait l’avoir. C’était aller un peu vite en besogne. Sa vieille et vaillante épouse, la dernière, la rescapée, veillait attentivement sur chacun d’entre nous avec pugnacité, patience et bienveillance. De cette bave nauséabonde émanait un terreau d’où elle faisait émerger la plus belle des fleurs.

 

De retour à la maison, je me mis à relire ce conte qui nous vient de la nuit des temps. Habitué à jongler avec le symbolisme et le sens caché de ces bien curieuses histoires, je me demandais pourquoi Barbe-Bleue venait toquer à ma porte. Sans aucun doute, aujourd’hui, avait-il à me parler, avait-il à nous parler. Peut-être le savez-vous : les personnages des contes, à l’identique de ceux des rêves, ne sont jamais que des parties de nous-mêmes. Dans leur grande sagesse, les Anciens ont inventé ces récits pour réveiller puis éveiller tout un chacun. Afin que l’on ne les oublie pas, ils les ont enrobés d’une charge dramatique pour créer un électrochoc. Ainsi en est-il des cauchemars. Vous ne pouvez les oublier : ils vous hantent jusqu’à ce que vous en compreniez le sens et changiez votre propre comportement en réponse au rêve.

 

Alors, Barbe-Bleue, un côté inconnu de moi-même ? Il fallut bien me rendre à l’évidence, ce qui n’était pas très narcissique, je vous l’avoue, ressembler à Barbe-Bleue ! Je me posai pourtant cette question essentielle : dans quelle circonstance de ma vie, avais-je ce comportement qui consiste à tuer dans l’oeuf mes propres réalisations psychiques, énergétiques, humaines ? Il me vint à l’esprit qu’à travers Barbe-Bleue s’incarnait un côté masculin tyrannique, générateur de peur, un animus castrateur qui régissait ou cherchait à régir toute créativité, tout esprit de recherche de la vérité. Tu t’es fait une peur bleue, dit-on couramment. Le bleu est ici le sang vidé de sa couleur rouge. Le sang de la peur, de la terreur, de la culpabilité, de l’ignorance. Le sang de la sidération. Rester coi, apathique, hébété, sans réaction, la peur au ventre. Se terrer, et se taire sous les « bleus » que l’on se porte à soi-même ou que l’on reçoit.

 

Alors, je me suis mis au travail, tel un détective. Je passai en revue ma propre attitude dans mon élan de vie. A quel endroit coupai-je cette dynamique, jusqu’à l’enterrer au profond de ma cave ? Ainsi, je trouvai bien des réponses, des projets que j’avais moi-même fait avorter par manque de confiance, par peur du jugement, par manque d’énergie. Dans plusieurs aspects de mon quotidien, je laissai ce tyran intérieur me gouverner. En tant qu’artiste, j’avais des projets de concerts, je les différai prétextant en moi-même que je n’étais pas prêt. Je voulais écrire un nouveau livre, mais qui donc s’y intéresserait ? La liste fut longue et douloureuse. Barbe-Bleue venait à l’instant même me secouer, me faire prendre conscience de ma propre attitude de sabotage. Ainsi, d’emblée, ce conte me dynamisait, il n’était plus question que je ressemble à Barbe-Bleue, j’avais bien autre chose à faire !

 

Fort heureusement, j’avais des alliés, ces autres parties de moi-même représentées dans le conte par la femme de Barbe-Bleue, cette anima qui dans un premier temps se laisse séduire par son bonimenteur de mari, mais qui, in extremis, retrouvait conscience et courage pour faire stopper ce carnage. Elle faisait ainsi appel à ses frères, ces forces intérieures solidaires et puissantes. Ceux-ci tuaient le tyran. Pour une fois le conte se finissait bien, mais au prix de quels sacrifices, tous les squelettes des précédentes épouses retrouvés dans la cave ! Toutes ces actions, ces projets avortés. Enfin, l’essentiel était probablement que cette hécatombe cesse.

 

D’un coup, la clef de la cave, très ouvragée, s’arrêtait net de saigner. Ce détail vint me parler au plus profond de moi-même. Un projet de vie qui nous permet meilleur épanouissement, meilleure individuation se transforme en somatisation s’il ne peut s’advenir. Il s’ouvrage dans les cellules mêmes de notre corps. Il tricote son propre langage, de façon opiniâtre, jusqu’à ce que nous acceptions de le décoder. Les Anciens me donnaient ici une très belle leçon de psychosomatique. Ce qui est essentiel pour nous et qui ne peut pas se vivre en raison des propres limites que nous nous créons, se retourne contre nous : notre corps se manifeste alors, inventant son langage propre, la clef saigne, laissant partout trace, jusqu’à ce que nous entendions ce message. Ainsi en était-il de ma vieille tendance asthmatique, cette impossibilité parfois à prendre tout l’air dont j’avais besoin, à générer tout l’essor et l’énergie que me demandait le fait de m’individuer, c’est à dire d’être avant tout moi-même quelles que soient mes peurs, mes doutes, mes limitations, quel que soit le jugement de mes proches ou de la société.

 

Ainsi je laissai mûrir en moi un dialogue intérieur avec ce conte : il m’était offert pour vivre debout, pour cesser mes propres compromissions, pour à nouveau aller de l’avant, rebondir, réveiller mon volcan intérieur. Il me vint aussi que Barbe-Bleue, ce prédateur de la psyché, pouvait être aussi tout ce qui, à l’extérieur de moi, s’opposait à cette individuation. Je commençai alors à dresser une liste… bien longue, bien trop longue ! J’y trouvai beaucoup de politiciens corrompus, de laboratoires pourris, d’organes de presse grassouillets, j’y découvrais de hautes autorités qui se prétendaient à l’abri de tout soupçon, des Conseils trop bien dans l’ordre pour être innocents, des réseaux de scientifiques à la botte même du pouvoir en place, j’y vis même toute une kyrielle de présidents avec une main dans le sac du profit, plein d’aiguilles vénéneuses, et une autre main du côté de la guerre, de celle qui fait peur, la guerre des mots, le lavage de cerveau, la lobotomie de la faculté même de penser et de vivre libre. Ainsi en était-il de notre tyran : Barbe-Bleue était bel et bien de retour.

 

Pourtant, je gardai en moi cette vision qui m’avait été offerte. Derrière le masque, il y avait un terreau, telle une force vive que rien ni personne ne pourrait arrêter. Il nous fallait juste trouver la bonne clef, celle qui ouvre les yeux, les oreilles et la bouche ailleurs que dans les arcanes de notre propre prison. Il fallait trouver dans nos racines, dans nos caves intérieures, la force de découvrir où se terrait Barbe-Bleue, qu’il soit intérieur ou extérieur. En somme, il nous fallait devenir des Êtres conscients, indépendants de tout pouvoir, politique, financier, familial. Il nous fallait devenir sourds aux prétendues vérités uniques, il nous fallait quitter la peur, et vivre tout simplement. Barbe-bleue ne saurait ni anesthésier, ni anéantir nos forces vives. Il nous fallait enfin travailler sans cesse à rendre notre aura plus dense, plus lumineuse, plus rayonnante. Chanter, respirer en plein air, marcher, courir, pratiquer notre sport favori, faire du yoga, méditer, cultiver les Arts et les Lettres, nous réunir dans la force même des groupes, apprendre ou ré-apprendre à fureter, chercher les informations en dehors du royaume corrompu. Devenir des résistants de l’âme qu’aucun virus ne saurait détruire.

 

Depuis ce réveil intérieur, j’ai retrouvé une énergie sans faille, celle de fouiller dans les caves, la mienne tout d’abord, puis celle de mes compagnons de vie en ce monde. J’y ai fait un nettoyage drastique en extirpant plusieurs cadavres sanguinolents. Grâce et en raison de ce travail incessant, la fleur de ma vision est devenue un magnifique bouquet qui essaime avec grande joie au gré du vent, nourrissant de ses arômes fruités nos nez de clowns.

 

Dominique Duprey

Thérapeute Psycho-Relationnel et Ecrivain

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