Témoignage de :

Et si la peur effaçait l’humain ?

21 décembre 2020

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Une visite à l'EHPAD. Ma mère, 98 ans, atteinte dans ses capacités cognitives ne me reconnaît pas et est très agitée. Je pose mes mains sur les siennes, une soignante les repousse en me disant que c'est interdit. Nous nous installons dans la pièce commune, légèrement à l'écart. Je m'éloigne et lui montre un peu mon visage. Puis je reviens vers elle masquée et lui prends les mains, précautionneusement lavées. Alors, à ce contact, elle revient peu à peu et dans la douceur du partage, me reconnaît, s'apaise lentement. Pour lui dire au revoir, je lui touche à nouveau les mains. Le personnel se rend compte de mes manquements aux consignes de distanciation et déclare que je ne dois pas faire cela… On me demande brutalement si je sais que le virus existe et que l'on en meurt. Je viens de perdre ma belle-mère 10 jours auparavant, décédée de la COVID dans un autre EHPAD, seule, les siens n'ayant pas pu la visiter, ni revoir son visage mais c'est là une autre histoire. Suite à mes manquements, ma mère est placée tout de suite en isolement par la directrice qui m'interdit désormais les visites le samedi. Je pourrai venir en semaine sous sa surveillance. Impossible de dialoguer, d'expliquer mon geste.
Je pense être une femme qui cherche à éclairer sa conscience et qui est responsable. J'aimerais parler à partir de ce postulat :
Tout d'abord, je veux remercier les soignants des efforts qu'ils font pour prendre soin de toutes les personnes dépendantes. Je peux entendre leurs propres souffrances dans ce contexte COVID et les tensions qui sont les leurs. Je suis sûre que pour une bonne partie des soignants, il y a aussi une vraie douleur à vivre ces situations inhumaines qui peuvent les mettre dans un vrai désarroi.
Peut-on sacrifier toutes les personnes avec de graves troubles cognitifs pour la sauvegarde relative de la vie du corps ? Et la vie n'est pas simplement la vie du corps, c'est de l'affectif, du spirituel, du sensoriel. Combien de personnes sont dans la même situation que ma mère ? Si on les prive de contact, d'affection, on est dans la maltraitance. Dans le règne de la peur, on fait passer des lois inhumaines. La peur détruit l'humain. Or, il y a des solutions comme le bon lavage des mains, le port de gants, des blouses jetables, l'aménagement d'espaces intimes pour les proches. Un assouplissement des mesures permettant de réintégrer des possibilités de contact physique lorsque cela s'avère essentiel ne pourrait-il pas être envisagé, accompagné de bonnes pratiques ? Le personnel, les soignants intérimaires, les différents intervenants peuvent eux-mêmes être porteurs du virus. Ils prennent des précautions et peuvent toucher les personnes, cela pourrait aussi être accordé aux familles. Il s'agit d'apprendre aux familles à se laver les mains avec du manugel. Ce qui est sûr c'est que nous devons agir ensemble pour le meilleur et accepter qu'il y ait des incertitudes quant à ce qu'il y a de meilleur. Ne nous contentons pas des premières impressions. Certes, il peut y avoir un désir de faire respecter scrupuleusement la loi, mais la loi n'est pas toujours éthique, elle ne prévoit pas tout. Elle reste interprétable et aménageable. Il nous faut parfois composer avec des moyens faillibles. Il y a des questions que je désire poser aujourd'hui. Nous sommes tous devant une responsabilité. Comment accompagner dignement les personnes dans une dernière tranche de vie dans un contexte incertain et insécure ? Comment leur préserver des moments d'intimité avec ceux qu'ils aiment ? Quel genre de vie veut-on leur offrir ?
Tous nous avons cette question : que faire pour faire le bien ? Pour la majorité des humains il va de soi de ne pas tuer ses semblables. La vie apparaît comme sacrée et doit être défendue. Est alors acceptable un geste qui n'entraîne pas la mort d'un semblable et inacceptable un geste qui entraînerait la mort d'un autre. Cependant, le manque de contact peut entraîner la mort, un syndrome de glissement, une agitation anxieuse. On ne peut en rester à la vie biologique. Comment trouver un équilibre entre précaution sanitaire et respect de la dignité humaine ? Comment les décisions peuvent-elles être éclairées ? Quelle vie voulons-nous pour nos anciens ? Quelle place donnons-nous aux gestes par compassion ? Nous devons répondre en humain à l'humain en face de nous, répondre devant la détresse de l'autre, devant ses besoins fondamentaux qui, s'ils ne sont pas respectés peuvent mener à une destruction psychique. La privation sensorielle peut être une torture. Cette brutale interdiction d’être pris dans les bras, embrassé, touché, mesure-t-on ce qu'elle a de mortifère ? Nous allons tous devoir élaborer face à ces situations difficiles. Ces situations sanitaires risquent de se répéter et nous ne pouvons en rester à l'urgence. Il nous faut chercher plus loin, saisir la complexité même des phénomènes à l'intérieur desquels nous avons à prendre des décisions.
Cela invite à mobiliser ce qu'il y a de plus humain dans l'humain c’est-à-dire l'aptitude au dialogue, à la parole et à l'écoute, prendre le temps d'entendre le point de vue de l'autre, tenter de le comprendre. Tout cela pour inventer, trouver des solutions neuves à des problèmes inédits.
On n'obtient rien en intimidant les gens, en les infantilisant mais en engageant le dialogue, en responsabilisant chacun. Ne serait-il pas plutôt profitable de développer une éthique de la sollicitude, de la compassion, de développer une attitude d'ouverture à l'autre et d'intérêt pour l'autre ? Je ne prétends pas savoir ce qu'il faut faire absolument mais je sais qu'il est nécessaire qu'il y ait du dialogue afin que l'humain ne soit pas détruit et que nous existions ensemble.
L'humain peut aussi permettre de dépasser la peur et d'inventer le meilleur.

A.L

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