Témoignage de :

Quelle fin pour nos anciens ?

21 décembre 2020

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Il y a eu des morts et il y a eu des malades dans notre EHPAD. Une prise en charge médicale exemplaire de ce médecin de l'ARS venue nous épauler, paramédicale aussi de mes collègues infirmières qui se sont parfaitement adaptées à cette situation inédite, soigner sur place le plus longtemps possible, avec un relais hospitalier quand cela ne l'était plus.

Il y a eu trois confinements aussi. De longues semaines coupés du monde, coupés de leurs proches, coupés de la vie, qui ne les auront pas protégés, ni de la maladie ni de la mort ni de la peur, mais qui les ont affaiblis moralement et physiquement, traumatisés pour certains.

M. n'est pas morte du covid. Elle est morte de vieillesse et de l'évolution d'un cancer dont elle était trop âgée et trop faible pour supporter les soins. D'isolement aussi. Elle s'est éteinte tout doucement. Les visites de ses filles lui permettaient de maintenir ce lien avec la vie, lui donnaient le courage de se lever le matin et de manger, et au fil de ces semaines de confinement, ce lien s'est petit à petit effiloché, M. s'est arrêtée de manger, ce lien s'est rompu. Ce n'est pas un diagnostic médical, c'est mon observation d'aide-soignante qui la connaissait depuis 4 ans.

P. est mort à l'hôpital du covid. Durant de longues semaines, il a souffert de l'absence des visites de ses sœurs qu'il était difficile de lui expliquer. Il ne comprenait plus bien, et il oubliait. Il est devenu tellement agressif qu'on pouvait à peine prendre soin de lui. Je me souviendrai de son sourire quand il a pu retrouver sa fratrie avant une nouvelle vague, et un nouveau confinement.

Qu'est-ce qui les fera le plus souffrir ? Qu'est-ce qui sera le plus mortifère ? J'ai cette chance d'avoir pour équipe d'encadrement des personnes courageuses qui se posent ces questions malgré l'injonction générale qui vise à isoler les personnes âgées. Ils ont cette lourde tâche de les protéger de deux fléaux, le premier s'appelle coronavirus, le deuxième isolement. Elles sont tellement vulnérables ces personnes que les années ont usées. Elles ont tellement besoin de présence, de soutien, d'accompagnement. Leur famille, leurs amis, l'ensemble des intervenants extérieurs, l'effervescence habituelle de l’établissement, c'est ce qui les fait vivre. Eux ne peuvent plus, ou peuvent moins. Leur corps les limite, leur raison les trahit. Depuis des mois, ils voient des gens masqués qui leur crient dessus au lieu de leur parler pour arriver à se faire comprendre, qui leur disent pas trop près, pas trop de contact, c'est pour vous protéger. Tous leurs sens sont mis à mal en temps normal, on les coupe un peu plus de leurs sensations.

Il y a les familles aussi. Comment faire pour rassurer ces enfants dont le parent est en fin de vie et qu’ils ne peuvent pas venir voir, sauf dans ses tous derniers instants ? Il leur a fallu beaucoup de courage pour accepter de placer en nous une confiance sans limites et imposée, dans un contexte particulièrement angoissant. Combien de deuils impossibles pour tous ces gens ?

Voilà, je ne sais pas, comme tout le monde, mais je me pose des questions. C'est difficile en pleine crise mais cette vague passée, interrogeons les premiers concernés, à tête reposée, sur ce qu'ils auraient souhaité pour eux-mêmes ou pour leur parent.

Quand la vie est plus derrière que devant, la vie au présent n'est-elle pas ce qui compte le plus ? « Vis comme si tu devais mourir demain » disait Gandhi. N'est-ce pas encore plus vrai à 90 ans ?

En attendant de pouvoir quitter mon masque et de pouvoir de nouveau les prendre dans mes bras sans qu'on crie au scandale, je continue de prendre soin d'eux, de rire et de verbaliser mes sourires en espérant que bientôt, je pourrai les déconfiner eux-aussi. Un sourire est un sourire, même pour une personne qui a perdu jusqu'à son propre prénom, alors j'espère que bientôt je pourrai de nouveau exprimer ce langage universel qui nous fait tant défaut aujourd'hui.

 

ALB

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