Témoignage de :

Tout ce que je peux faire : écrire

4 octobre 2021

Partager cet article

Share on facebook
Share on linkedin
Share on twitter
Share on email

Me voilà comme une renarde poursuivie par une meute de chiens à la tombée du jour. Mes amis, mes amis d'hier, ce sont eux, les chiens !

Ils ne feront pas un geste. Ils me laisseront seule, déchirée dans un fourré, dégustant -pour combien de temps- leur récompense : le passe. Ils passent. Ils ne font que passer.

Le prix de leur vie.

Chassée de la chorale.

Et ce matin, le groupe vocal. Nous sommes 12. Certains se sont inquiétés : lors de la dernière répétition, nous ne portions pas de masque et... elle n'est pas vaccinée !

Elle, ce n'est déjà plus la personne avec qui on chantait hier. Elle n'a plus ni prénom, ni visage, ni souffle ni voix. Sont-ils tombés malades ? Non. Le seraient-ils, comment savoir qui les aurait contaminés, où ?

Le gouvernement a désigné les coupables, une fois pour toute, une fois pour tous.

Ils sont entre gens bien, entre "vaccinés", VIP, happy few. Entre-soi. Mais le RN... pas de ça chez nous ! Pouah, des xénophobes ! Nous sommes du bon côté des rails, nous sommes inclusifs, tolérants, bienveillants.

Sauf...

Avec un malin plaisir, fière de son petit effet, elle a laissé tomber un mantra de la doxa gouvernementale, du prêt à-répondre, prêt-à-l'emploi, tout pré-maché. Du push button. Du haut de sa supériorité de vaccinée, elle m'a donné la leçon : "tu as choisi librement et je respecte ton choix".

Tu es punie ? C'est ton choix ! Assume.

Tout désaffecté.

On est sensé couler dans le paradoxe. Abattu d'un coup par la carte du fou !

Cette logique est perverse, elle en jouit mais elle ne la comprend pas : "en choisissant, tu as choisi la punition".

Je n'ai pas choisi la punition, c'est toi qui me l'imposes et tu es co-responsable de son exécution, de la mienne. Toi, pas moi. Tu ne peux pas te défalquer de ta responsabilité en la repoussant sur la victime. Pour toi aussi, c'est l'heure du choix et tu es libre. Je n'ai commis aucun acte illégal, répréhensible. Je n'ai pas péché... En choisissant la liberté, j'exerce juste mon droit, mon droit juste, et personne ne peut me le retirer, à moins que j'y consente. Quelle autorité mauvaise confisque notre pouvoir et s'arroge le droit de punir le fait d'exercer son droit ? De quel droit ?

Mais ils se sont soumis, reconnaissant par-là l'autorité qui les maltraite, la légitimant. Pourquoi ont-ils abdiqué leur pouvoir d'hommes et de femmes libres ? Servitude volontaire.

Courte vue.

Elle n'est pas concernée par la punition et c'est bien pratique. Elle sourit et se lave les mains. Elle me regarde, comme en Ukraine du temps d'Holodomor, les bourgeois replets regardaient les pauvres mourir de faim sur les trottoirs, avant d'y passer à leur tour. "Juste une minute, monsieur le bourreau".

Et si c'était Mozart qui agonisait là, par terre ? Et si c'était ton fils ?

Respecter mes choix ? Pousser sur le bouton de Milgram, est-ce respecter ?

Ne serait-ce pas plutôt se mettre debout pour sa propre dignité et celle des autres ?

Car on ne protège pas la sienne quand on renonce à celle de l'autre. Le déchet humain que je considère me transforme moi-même en déchet. "Celui qui abaisse, disait mon père, c'est qu'il est bas". Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle.

Ils ont donc si peu de respect pour eux-mêmes, ces amis d'hier, ces amis d'avant ?

Ils me lâchent la main et m'abandonnent au cachot, à la solitude, aux oubliettes.

"Ton choix".

J'ai perdu toute densité d'être, à croire que seule une injection vous remplit d'humanité.

Et où est ton choix, le tien ? Ne peux-tu choisir de me tenir la main, malgré tout ? Si c'est un homme...

Pendant combien de mois nos morts ont-ils été glissés dans des sacs poubelles et envoyés, sans cortège, à l'incinérateur ?

De ne pas s'être levés en hurlant, nous avons tous acquiescé à notre nature de déchet. C'est juste une question de temps.

Non. Ils ne se dresseront pas. Pas plus en 2021 qu'en 1940. C'est trop tard. L'ange de la désolation est déjà passé.

Les cahiers de la Kolyma : l'auteur, fils de prêtre orthodoxe, a été libéré après de nombreuses années dans les camps soviétiques. Le voilà libre. Lui, et ses camarades espèrent un accueil chaleureux, la reconnaissance, la consolation. Ils retournent à la vie, mais personne ne veut les voir. On ne réinsère pas les prisonniers, surtout pas ceux qui ont été injustement incarcérés. Ils ont été trop longtemps absents, c'est leur faute, le monde s'est arrangé sans eux. Ils n'ont plus de place. On leur reproche ce désagréable sentiment de culpabilité qui vous mord. Qu'est-ce que j'y peux, moi ? On en aurait honte, qu'on pourrait en faire quelque chose, quelque chose de beau comme demander pardon, se racheter, se pencher avec douceur sur leurs visages, comme une piéta sur son fils. Mais de mère, ils n'en ont plus. Alors non.

Au fond, n'est-ce pas la faute de la victime ? "Tu as choisi librement, je respecte ton choix". Vas crever tout seul et fais ça proprement. Ces vies pourries des camps sont juste allées pourrir dans l'indifférence et la solitude, loin, sur le même palier. Ils ont détourné leur regard. Vous comprenez, le cinoche, le restau, les enfants, les petits-enfants. Profiter. Même pas. Dans l'Union soviétique de l'époque, on laissait les gens crever pour moins que ça.

Patience, ça viendra.

Ils ne bougeront pas le petit doigt et je suis prise à la gorge par l'angoisse et le vertige me tient. Je suis déjà dans le sac qui part à l'incinérateur et on me remplacera. Hier on m'aimait bien, aujourd'hui on me jette. Je pue. Je suis un virus ambulant, je les menace. Ma liberté de choix les menace. Ils ignorent encore qu'ils ont tout perdu et que ce qui leur restera demain, peut-être, dépend de moi, de nous...

Pourtant, la vertu.

La bonté.

La surprise.

Rien n'est si noir qu'une petite lumière ne puisse y pénétrer, ou en sortir. Un trou noir ? Que savons-nous des trous noirs ?

Quelqu'un, un homme.

Ceux des camps ont espéré, désespéré, longtemps et puis ils sont venus, quelle que soit la motivation de leurs commanditaires, ils sont venus et ils ont ouvert les portes aux vivants. Aux survivants : "Le rideau du Temple s'est déchiré et des morts sont sortis des tombeaux". Comme ceux de la Kolyma, ils se sont planqués dans des niches, sans déranger, avec d'autres morts dans la mémoire pour leur tenir compagnie, même ceux qu'ils n'aimaient pas.

Alors j'attends ces surprises.

Combien ? Un sur 10 ? Un sur 20 ? Sur 100 ? Le compte à rebours du dialogue d'Abraham avec Dieu. "S'il reste 10 justes dans Sodome, Seigneur, épargneras-tu la ville ?". Lot, sa femme et ses filles sont sortis et Sodome a brûlé. Mais j'attends quand même, comme Simone Weil dit qu'il faut croire en Dieu même s'il n'existe pas. Parce que l'espérance porte elle-même ses fleurs et ses fruits. Espérer au-delà de soi-même, de sa propre existence, espérer loin devant...

Et se réjouir de fond en comble pour la moindre petite voix qui osera s'élever.

Celui-là, celle-là, je les appellerai amis.

Pour l'heure la renarde s'est enfouie sous les mousses et, sans bouger, reprend son souffle. Demain, les chiens seront de retour et il faudra tenir.

Défilement vers le haut